La coutellerie Villedepac habite un petit commerce, au coin d'une rue, l'ambiance est assez austère, les murs couvert de papier jaune donnent à la petite pièce un aspect de papyrus. Des tâches d'humidité apparaissent en certains endroits, cachées par les présentoirs usés où végètent des couteaux, des rasoirs et des économes. ici et là quelques bricoles témoignent d'une mémoire familiale. Une vieille enclume bigorne trône dans un coin de la pièce, dessus est gravé le sceau de la communauté des Couteliers avec la date de sa création, 1505. Une meule et des brunissoirs achèvent de rappeler qu'il y eût un temps où la coutellerie était florissante. Aujourd'hui, les choses ont changé, tout va tellement plus vite : la forge s'est arrêtée, on l'a vendue, elle a disparu, engloutie par un cordonnier, puis par un marchand de chaussure, et aujourd'hui c'est un Vapostore. La vitre de la coutellerie est sale, l'enseigne est tombée de son attache, on l'a remplacée par un autocollant sur la vitrine, l'autocollant est en partie déchiré. Les clients ne viennent plus. Le constat est amer.
A presque 50 ans, Alfonse est l'enfant unique d'une famille coutelière de longue date. Il n'a désormais aucun doute : il sera le dernier des Villedepac (qui ne se sont pas toujours appelés comme ça, ils ont été les Coutelier, puis les Charretier, les Martin, les Bourrin, les Agustino puis les Villedepac) ; il sera le dernier coutelier. Une dernière fois, il appose sa signature sur un chèque. Une facture.
Sortant son portefeuille pour y ranger le morceau de papier devenu si précieux, il s'étonne de retrouver sa carte d'adhérent de l'UDF. Elle est cartonnée, il y a son nom, elle est toute chiffonnée. S'il y a une chose qu'Alfonse n'a jamais fait, c'est de la politique. Lui, il aime la littérature de gare, les documentaires et l'artisanat. C'est pour ça qu'il avait, par atavisme et par fainéantise, pris sa carte au parti familial. Aujourd'hui que la coutellerie va fermer sous peu, que la vie n'a pas donné à Alfonse de quoi se marier, une possibilité semble émerger de sa détresse : et s'il envoyait un mail, juste pour voir, un petit mail à l'UDF pour signaler sa présence, pour dire qu'il existe, pour servir à quelque chose, pour ne pas crever tout seul derrière un présentoir de rasoirs dans une boutique vide.
A presque 50 ans, Alfonse est l'enfant unique d'une famille coutelière de longue date. Il n'a désormais aucun doute : il sera le dernier des Villedepac (qui ne se sont pas toujours appelés comme ça, ils ont été les Coutelier, puis les Charretier, les Martin, les Bourrin, les Agustino puis les Villedepac) ; il sera le dernier coutelier. Une dernière fois, il appose sa signature sur un chèque. Une facture.
Sortant son portefeuille pour y ranger le morceau de papier devenu si précieux, il s'étonne de retrouver sa carte d'adhérent de l'UDF. Elle est cartonnée, il y a son nom, elle est toute chiffonnée. S'il y a une chose qu'Alfonse n'a jamais fait, c'est de la politique. Lui, il aime la littérature de gare, les documentaires et l'artisanat. C'est pour ça qu'il avait, par atavisme et par fainéantise, pris sa carte au parti familial. Aujourd'hui que la coutellerie va fermer sous peu, que la vie n'a pas donné à Alfonse de quoi se marier, une possibilité semble émerger de sa détresse : et s'il envoyait un mail, juste pour voir, un petit mail à l'UDF pour signaler sa présence, pour dire qu'il existe, pour servir à quelque chose, pour ne pas crever tout seul derrière un présentoir de rasoirs dans une boutique vide.
***
La nuit fut courte. Une affiche est collée sur la vitrine de la boutique. "Vendredi soir, 20h : pot de doléances des commerçants du quartier". Alfonse, comme tout le monde, sait que le quartier nord de Symphorien est en déclin, les commerçants branchés préfèrent le port et les quartiers proche du littoral. Même quand on est en pleine ville, comme la coutellerie, on meurt de ne pas avoir vue sur mer. Tous les vieux commerçants sont en colère, "la ville ne fait rien pour nous". "L'administration est fantôche ! C'est le gouverneur qui choisit de toute façon !" L'alcool aidant les langues se délient. Alfonse modère le débat par un astucieux mélange de blagues potaches et de "tu veux une bière Sandrine !" "Les chips Ahmed ?" Christopher est un barbier, nouvellement installé, mais il est déjà en colère : "Il n'y a pas de place pour se garer ici, les parkings sont privatisés et hors de prix ! Et que fait la mairie ? RIEN !" "J'ai écrit une lettre moi ! dit Andréa, une charcutière, mais j'ai jamais eu de réponse ! Nada ! Même pas un "nous avons bien reçu votre message" vraiment ils se foutent de nous !".
Cela dura longtemps. Puis les esprits se calmèrent, on avait suffisamment crier et de toute façon demain il faudrait retourner bosser tôt. Le couple de boulangers s'était d'ailleurs fait excuser, ils avaient dû flairer la vacuité de la réunion. Alfonse la ressentait lui aussi, mais il ne pouvait pas laisser ça se passer comme ça.
"J'ai envoyé un mail à l'UDF. Je ne sais pas pour vous, mais si rien ne se passe à Symphorien, je serai à la rue avant la fin de l'année." Tout le monde le savait mais personne n'en parlait. La coutellerie était le seul commerce qui n'avait pas bougé depuis sa création. Sa fin était comme un signe. Sandrine cessa de sourire et tout le monde baissa les yeux. "Je ne veux pas que ça se passe comme ça. Alfonse touchait l'antique enclume du bout des doigts. Tout a fini par partir : les clients, la réputation, les vieilles breloques, tout sauf les produits, ça, personne n'en veut ! Un ami m'a dit qu'il y a des couteliers qui font fortune aujourd'hui, la mode est au fait-main, à l'artisanat ! Mais qui voudrait venir jusqu'à Symphorien Nord pour acheter un couteau ? Les touristes ne s'éloignent pas à plus de trois cents mètres de la plage et les habitants, eux, ou ils vont dans les zones autour, ou bien dans le vieux Symphorien. Nous, on est entre les deux, dans le no man's land.
Vous ne savez pas ? Depuis quelques temps je reçois des tracts dans ma boîte aux lettres : "Nous achetons votre commerce pour faire une grande résidence ! C'est le moment de vendre !" Dans la petite salle bondée on hocha la tête, tout le monde recevait ses prêt-à-jeter. Les vautours sentent l'odeur des cadavres ! Et nous, on sent la mort jusqu'à Aspen ! Combien de temps ça va durer ? Combien de temps on va gueuler entre nous sans que personne nous entende ? Mes amis, c'en est trop ! Il faut qu'on fasse quelque chose. Alfonse marchait près de la vitrine, en fixant parfois un des auditeurs, sa silhouette se découpait sur la rue déserte. Moi aussi j'aurais aimé que la mairie vous réponde, que le gouverneur fasse quelque chose, que le prix des parkings baisse, que les parcours touristiques de la ville nous inclue, que la criminalité de notre quartier soit maitrisée, que les dealers arrêtent de voler nos clients et que les SDF aient un autre endroit où loger que devant nos boutiques. Mais surtout, même si l'on doit tous mettre nos clés sous les portes, j'aimerais que nous le fassions dans la dignité, avec l'honneur de ceux qui se sont battus jusqu'à la fin pour leur vie. C'est notre vie. Il était maintenant derrière son comptoir, fixant sa caisse automatique. C'est notre vie ! Combien ont joué, ici, entre les jambes de leurs parents, ou dans la rue, au risque de se faire gronder parce que nos ballons heurtaient les vitrines. On esquissa des sourires. J'en connais, ici -mais je ne vous dénoncerai pas Andréa et Ahmed- avec qui j'ai passé de sales moments car nous jouions avec les couteaux. J'en connais avec qui j'ai appris ce qu'était un tranchant, comment fonctionnait un four à pain, comment on prenait les mesures d'un client et pourquoi il ne faut pas attendre pour faire ferrer ses chaussures. Plus tard, je ne jouais plus avec les couteaux, je les faisais, j'expliquais à mon tour aux clients qu'un couteau, ça se respecte.
Aujourd'hui nous sommes tristes, exaspérés, mais qu'adviendra-t-il demain ? Pourquoi demain serait-il comme aujourd'hui ? Est-ce la fatalité qui veut que les enfants ne jouent plus au ballon dans ta boutique, Paul ? Sommes nous unis contre le destin quand nous souhaitons simplement pouvoir vendre nos produits à des touristes aux portes-feuilles trop pleins ? Sommes nous ingrats quand nous leur disons que ce n'est pas parce que nous ne les escroquons pas comme ceux du port que nous sommes des commerçants de seconde zone ? Avant, il y avait des maires qui venaient ici, acheter un couteau pour Noël, je ne demande pas que les privilèges royaux soient réinstaurés mais seulement qu'on nous permette de faire notre travail, car nous le faisons bien, car nous aimons le faire.
Mes amis, aujourd'hui je ne peux rien vous promettre, mais je vous assure que je vais tout faire pour que cela change, pour qu'on nous entende.
Cela dura longtemps. Puis les esprits se calmèrent, on avait suffisamment crier et de toute façon demain il faudrait retourner bosser tôt. Le couple de boulangers s'était d'ailleurs fait excuser, ils avaient dû flairer la vacuité de la réunion. Alfonse la ressentait lui aussi, mais il ne pouvait pas laisser ça se passer comme ça.
"J'ai envoyé un mail à l'UDF. Je ne sais pas pour vous, mais si rien ne se passe à Symphorien, je serai à la rue avant la fin de l'année." Tout le monde le savait mais personne n'en parlait. La coutellerie était le seul commerce qui n'avait pas bougé depuis sa création. Sa fin était comme un signe. Sandrine cessa de sourire et tout le monde baissa les yeux. "Je ne veux pas que ça se passe comme ça. Alfonse touchait l'antique enclume du bout des doigts. Tout a fini par partir : les clients, la réputation, les vieilles breloques, tout sauf les produits, ça, personne n'en veut ! Un ami m'a dit qu'il y a des couteliers qui font fortune aujourd'hui, la mode est au fait-main, à l'artisanat ! Mais qui voudrait venir jusqu'à Symphorien Nord pour acheter un couteau ? Les touristes ne s'éloignent pas à plus de trois cents mètres de la plage et les habitants, eux, ou ils vont dans les zones autour, ou bien dans le vieux Symphorien. Nous, on est entre les deux, dans le no man's land.
Vous ne savez pas ? Depuis quelques temps je reçois des tracts dans ma boîte aux lettres : "Nous achetons votre commerce pour faire une grande résidence ! C'est le moment de vendre !" Dans la petite salle bondée on hocha la tête, tout le monde recevait ses prêt-à-jeter. Les vautours sentent l'odeur des cadavres ! Et nous, on sent la mort jusqu'à Aspen ! Combien de temps ça va durer ? Combien de temps on va gueuler entre nous sans que personne nous entende ? Mes amis, c'en est trop ! Il faut qu'on fasse quelque chose. Alfonse marchait près de la vitrine, en fixant parfois un des auditeurs, sa silhouette se découpait sur la rue déserte. Moi aussi j'aurais aimé que la mairie vous réponde, que le gouverneur fasse quelque chose, que le prix des parkings baisse, que les parcours touristiques de la ville nous inclue, que la criminalité de notre quartier soit maitrisée, que les dealers arrêtent de voler nos clients et que les SDF aient un autre endroit où loger que devant nos boutiques. Mais surtout, même si l'on doit tous mettre nos clés sous les portes, j'aimerais que nous le fassions dans la dignité, avec l'honneur de ceux qui se sont battus jusqu'à la fin pour leur vie. C'est notre vie. Il était maintenant derrière son comptoir, fixant sa caisse automatique. C'est notre vie ! Combien ont joué, ici, entre les jambes de leurs parents, ou dans la rue, au risque de se faire gronder parce que nos ballons heurtaient les vitrines. On esquissa des sourires. J'en connais, ici -mais je ne vous dénoncerai pas Andréa et Ahmed- avec qui j'ai passé de sales moments car nous jouions avec les couteaux. J'en connais avec qui j'ai appris ce qu'était un tranchant, comment fonctionnait un four à pain, comment on prenait les mesures d'un client et pourquoi il ne faut pas attendre pour faire ferrer ses chaussures. Plus tard, je ne jouais plus avec les couteaux, je les faisais, j'expliquais à mon tour aux clients qu'un couteau, ça se respecte.
Aujourd'hui nous sommes tristes, exaspérés, mais qu'adviendra-t-il demain ? Pourquoi demain serait-il comme aujourd'hui ? Est-ce la fatalité qui veut que les enfants ne jouent plus au ballon dans ta boutique, Paul ? Sommes nous unis contre le destin quand nous souhaitons simplement pouvoir vendre nos produits à des touristes aux portes-feuilles trop pleins ? Sommes nous ingrats quand nous leur disons que ce n'est pas parce que nous ne les escroquons pas comme ceux du port que nous sommes des commerçants de seconde zone ? Avant, il y avait des maires qui venaient ici, acheter un couteau pour Noël, je ne demande pas que les privilèges royaux soient réinstaurés mais seulement qu'on nous permette de faire notre travail, car nous le faisons bien, car nous aimons le faire.
Mes amis, aujourd'hui je ne peux rien vous promettre, mais je vous assure que je vais tout faire pour que cela change, pour qu'on nous entende.
***
Derrière son comptoir, Alfonse est absent, il repasse ses mots de la veille, revoit les poignées de main de ses confrères, les yeux admiratifs et résignés. Qu'est ce qui m'a pris ? La clochette indiquant que la porte s'ouvre tinte, sortant Alfonse de ses pensées ! Ciel ! Un client !
EL/ Merci de m'avoir lu. Je ne sais pas trop si ce que j'écris convient au jeu, donc n'hésitez vraiment pas à me dire si je fais fausse route, si ce que j'écris ne sert à rien. En tout cas merci de m'avoir lu et puis, au plaisir de jouer avec vous.