Construit dans les années -130 par la famille de Beaufoy, le domaine a été restitué au dernier descendant de cette ancienne famille noble, Louis-Damien, en 001, après avoir été saisi par la République lors de la chute de la Révolution.
Propriétaire des lieux, Louis Lacroix a fait rénover l'intégralité du domaine. Ses jardins sont soigneusement entretenus, par le même jardinier depuis 40 ans. Il possède de magnifiques petites fontaines et de grandes pelouses parfaitement tondues. Alliant le style renaissance et moderne, le descendant de la Comtesse de Beaufoy a fait construire sur une parcelle de terrain soigneusement protégée, un grand bâtiment dédié à ses nombreuses voitures de collection. Sa collection a dépassé les 5 milliards de valeur.
En souterrain du bâtiment de résidence, il a fait refaire la cave où il stocke de bonnes bouteilles de vin, destinées uniquement à ses invités car il ne boit pas. L'autre partie de la cave est devenue un parking souterrain où il range ses seize voitures de course. Il est devenu impossible de le voir sortir au volant de l'une d'elles et d'entendre le moteur vrombir sous le capot, à cause de son grand âge.
L'intérieur est décoré en harmonie entre style Louis XV et modernisme. Avec six chambres, deux salons, trois cuisines, une salle à manger, deux immenses bibliothèques et deux salles de jeu, l'endroit est vaste et luxueux. Amoureux de littérature, Louis-Damien possède une splendide collection de livres aux reliures magnifiques et restaurées mais également de timbres.
Un vestibule entier est dédié aux trophées emportés lors de sa carrière de pilote. Il a fait mettre un drapeau frôceux dans le jardin. Le voisinage, très calme, connait pratiquement tout du vieux Lacroix. Ils ont connu sa femme, Hélène, ses amis, ses enfants, Alexandre et Daniel. Ils ont vu la famille grandir et le temps passer.
Dans l'annexe et une partie du manoir, devenu trop grand pour lui seul, il a fait construire des chambres pour héberger des sans-abris, en partenariat avec la Fondation Amandine Smith.
Désormais, Louis-Damien vit avec ses hôtes dont il apprécie la compagnie et une auxiliaire de vie qui l'aide dans ses gestes du quotidien. En dépit de ses sorties limitées et de son état de fatigue régulier, il entretient des liens très cordiaux avec tout le monde et effectue quelques sorties dans Vauxin, sur un fauteuil roulant, parfois, pour quelques mètres, avec une canne.
Dans le jardin, près de la maison, deux petites tombes ont été aménagées, celle de ses deux félins chartreux, nommés Gino et César, morts il y a de nombreuses années. Des chats que sa femme adorait et qu'elle voulait garder près d'eux.
Louis-Damien n'était pas dans un bon jour, aujourd'hui. Il avait refusé de se lever, le matin même. Trop fatigué, avait-il dit à son auxiliaire de vie. Il ne fut pas surpris qu'elle en informe le reste de la famille et que Karl ne se pointe au manoir en catastrophe. Son petit-fils était mignon, bourré d'attention à son égard. Le vieil homme le salua d'une voix enrouée, affaiblie. Il le regarda ouvrir les rideaux pour faire entrer de la lumière.
- Comment vas-tu ? Léa nous a dit que tu n'avais pas voulu te lever... tu veux que j'appelle le médecin ?
- Pour qu'il me fasse hospitaliser ? Encore, non merci ! J'en ai assez maintenant... je veux qu'on me fiche la paix.
- Mais...
- Ce n'est plus ma vie, ce n'est plus mon combat, Karl. Je refuse de mourir comme un légume... à l'hôpital. Je préfère passer l'arme à gauche chez moi...
- Tu ne devrais pas dire ça...
- Je ne suis pas éternel, mon garçon... il faut que tu t'y prépares maintenant...
Il y eut un silence. Il comprit que Karl préparait une fuite en avant, comme toujours. Il vivait dans le déni. Louis-Damien allait le bousculer un peu, quand son petit-fils lui donna des nouvelles intéressantes :
- Tu ne connais peut-être pas la nouvelle, mais Gaspard a été nommé Chancelier Suprême. Il a composé un Gouvernement UDF - FTLC.
- En voilà une nouvelle ! FTLC, quel parti est-ce ?
- Extrême droite... enfin, droite conservatrice, on ne sait pas trop...
Nouveau silence. Louis-Damien reprit la parole :
- Je connais Gaspard, il ne se laissera pas marcher sur les pieds. Il devra peut-être faire quelques concessions mais c'est un pragmatique. Il ne pouvait pas faire autrement pour s'assurer une majorité.
- S'allier avec l'extrême droite...
- Allons, le coup est rude mais cela ne veut pas dire que c'est la fin de tout. Fais-lui confiance comme tu m'as fait confiance par le passé.
Il se redressa sur son lit et lui demanda de l'aide pour se lever.
- Où vas-tu ?
- Là où tu ne peux pas aller à ma place. Ensuite, je vais appeler Gaspard pour le féliciter. Sois bienveillant avec lui, sa vie a été compliquée et il a un bon fond. C'est un grand monsieur.
Il fut pris d'un vertige. Karl eut le temps de le rattraper avant qu'il ne tombe. Il l'installa sur le fauteuil roulant et le conduisit dans les toilettes sans un mot.
D'ordinaire calme en soirée, le quartier connaissait un certain tumulte ce soir. Les sirènes avaient retenti dans les rues. Pompiers et SAMU se garèrent devant le domaine, en rentrant précipitamment dans le bâtiment principal. A l'intérieur, ils se dirigèrent vers le salon où quelques minutes plus tôt, Louis-Damien s'était effondré, alors qu'il sortait de table avec sa famille. Il était encore conscient, mais avait beaucoup de difficultés à respirer. Autour de lui, ses enfants, petits-enfants, arrières-petits-enfants, présents, inquiets. Le médecin du SAMU fit un examen rapide. Les râles de Louis-Damien furent suivis de convulsions. Les pompiers demandèrent à la famille de quitter le salon. Un défibrillateur fut demandé. Ventilation manuelle pour l'oxygéner. Son état étant stable, Lacroix ayant repris connaissance le médecin décida de le transférer en urgence à l'hôpital. On posa un brancard, on le porta dessus. Le médecin expliqua la suite des opérations. Gros problème cardiaque, une personne devait les accompagner. Alors que tout le monde accusait le coup, Aurore se désigna. Elle monta dans l'ambulance. Les portes se refermèrent, tandis que les deux véhicules repartirent en trombe, devant des voisins en émoi. Dans le véhicule, Louis-Damien attrapa la main d'Aurore, si douce devant la sienne, décharnée, et d'une voix claire, en plantant ses yeux bleus pâles, fatigués dans les siens :
- Je refuse... je refuse de mourir dans un hôpital... tu m'entends, Hélène... je refuse.... je veux mourir dans un lieu que j'aime...
- Chut... économise tes forces, papy... tu ne vas pas mourir à l'hôpital, tu seras bientôt de retour chez toi... promis...
Elle lui caressa le front, alors que Louis-Damien murmura :
- Mon Hélène... ma magnifique Hélène...
Alors qu'ils s'éloignaient du domaine par la force des choses, sur place, l'inquiétude s'était emparée de tout le monde. Les locataires du refuge aménagé dans le manoir, des personnes en difficulté aidées par la Fondation Amandine Smith, tentaient de rassurer les proches, aidés par quelques voisins. "Il va s'en sortir, c'est un battant, il reviendra bientôt et en forme pour jouer du piano"... Derrière les mots d'espoir, pourtant, se cachait un certain fatalisme. Ces derniers temps, Louis-Damien avait eu des pépins de santé répétés et dans sa façon de parler, il donnait parfois l'impression de baisser les armes. Une attitude qui n'augurait rien de bon.
Nombre de mots : 451
Aurore Lacroix-Valmont, Directrice de la Bibliothèque Nationale.
La famille Lacroix ne donnait quasiment plus de nouvelles de Louis-Damien depuis plusieurs mois. Le patriarche avait des hauts et des bas réguliers. A maintes reprises, il avait reçu la visite de Valentin Ravolo, un jeune sportif dont il avait en quelque sorte patronné la carrière, en lui prodiguant conseils, argent si besoin et puis son amitié. Le lien entre les deux hommes était fort. Et c'est sûrement pour cette raison, que Louis-Damien lui avait demandé une faveur. Le jour de son prochain anniversaire, il voulait se faire plaisir. Valentin l'y aiderait. Le jeune homme n'avait pas sourcillé lors qu'il lui avait exposé son projet. Que dire à un homme qui arrivait au bout de sa vie et qui en formulant cette demande avait des étincelles dans le regard ? A part un oui compréhensif et peut-être admiratif ? Depuis leur dernière entrevue, Louis-Damien alternait les journées avec et les journées sans. Il se refusait à rester dans son fauteuil roulant, alors il se forçait à se lever et à marche, parfois agacé de prendre une canne, il la jetait au sol et s'accrochait à ce qui était le plus proche : des meubles. Et bien évidemment, il chutait souvent... rendant le quotidien plus compliqué encore. Toutes les semaines, il donnait quelques frayeurs aux gens du manoir et du quartier, qui voyaient se pointer le médecin, des fois plusieurs fois par jour. Il entendait les termes médicaux, le jargon, d'une oreille distraite. Il ne faisait que peu cas de l'air grave du praticien, ne sortant de ses limbes que pour refuser catégoriquement toute hospitalisation. Car déjà, dans sa tête, Louis-Damien était ailleurs...
Nombre de mots : 290
Aurore Lacroix-Valmont, Directrice de la Bibliothèque Nationale.
29/12/107. /!\ Attention : Moment "d'émotion" qui peut être dur à lire. Je vous conseille de le faire si vous vous sentez bien. Tout ce qui est décrit ici n'engage que moi et mon imagination. Merci à Gav pour m'avoir permis d'ajouter son personnage, Valentin Ravolo à ce RP. /!\
Depuis quelques mois, l'état de santé de Louis-Damien s'était encore dégradé. Il avait du mal à tenir debout et à marcher. Alors il restait assis sur son fauteuil roulant entouré des siens. Aujourd'hui pourtant, le vieil homme ne voulait pas rester sans rien faire. C'était son anniversaire. Encore une année au compteur... la dernière, il le savait. Non, il le voulait. Autour de lui, il ne cessait de dire qu'il arrivait au bout du chemin. Quand il s'exprimait ainsi, les gens pensaient qu'il déprimait quelque peu. Pourtant, ce n'était rien d'autre que de la lucidité. Il savait qu'il allait bientôt mourir. Un insuffisance cardiaque, ça ne pardonnait pas. Son intuition le lui disait et son esprit en prenait pleinement conscience, depuis de longs mois.
En était-il secoué ? Non. Tout dans son attitude démontrait la plénitude, la sérénité. Il n'y avait plus qu'à attendre et à profiter des derniers instants. Sans doute les meilleurs de sa vie, car il n'y avait plus d'angoisse, ni même d'inquiétude. Tout prenait un autre sens. Le temps se distendait. Il flottait, comme si, près de la fin, il ralentissait lui aussi pour laisser place à la léthargie. Depuis sa sortie de l'hôpital, Louis-Damien avait fait plusieurs malaises, plusieurs chutes. Il ne pouvait plus aller dans son jardin pour s'occuper de ses fleurs. C'était un jeune homme qui venait s'en occuper pour lui. Son quotidien se limitait à se lever, avec l'aide d'un kiné, d'une aide soignante et à rester assis ensuite avant de se remettre au lit. Avec tendresse, il se souvenait de ce lit désormais trop grand pour lui et trop froid. Hélène lui manquait terriblement, de plus en plus. Le sommier était surement un peu dur, mais il souriait à repensant en silence, au nombre de fois où ils avaient du le renforcer. La vigueur de la jeunesse, un autre temps...
Quelques jours plus tôt, il s'était rendu au cimetière, pour se recueillir sur la tombe de sa femme, Hélène. Après avoir demandé à être seul, il lui confia que dans quelques jours, si Dieu le voulait bien et si la mort acceptait de le prendre, il l'y rejoindrait. Ensuite, et malgré les réticences de ses propres il exigea de se rendre au Panthéon pour aller se recueillir devant la magnifique stèle de Christian Valmont. Il prit le temps d'en admirer la finition avant de rentrer chez lui. L'aller-retour entre Vauxin et Aspen le fatigua tellement, qu'il demanda à être couché sans avoir mangé son repas du soir.
Car oui, d'ordinaire, son entourage se relayait pour le faire manger, car l'appétit lui manquait parfois. Et tous les jours, les gens insistaient pour qu'il prenne ses médicaments. Ces pilules dégueulasses qu'il abhorrait désormais. Il avait décidé, depuis le début de la semaine, d'arrêter de les prendre. Il en avait déjà bien assez avec sa bonbonne d'oxygène ! Tous les matins, quand l'infirmière passait, il profitait d'un instant d'inattention pour faire semblant de les prendre, avant de les jeter dans la cuvette des toilettes et de tirer la chasse. Ce poison qui le maintenait en vie, il n'en voulait plus. Il aspirait au repos, à la dernière danse, avec la mort. Et il était curieux. Il avait tout connu : la dictature, la démocratie, la paix, la politique, les voitures, les enfants, les petits enfants, les arrières petit-enfants, l'amour, l'amitié, la solitude, le succès... mais qu'était la mort au juste ? Est-ce qu'il existait quelque chose après ? La Torah disait que non. Seulement, qu'est-ce qu'un livre écrit par des vivants il y a des millénaires pouvait bien connaitre de l'après ? Pas grand chose. L'homme était un ignorant perpétuel et éternel. Il s'entichait d'histoires propres à le rassurer, sans jamais admettre sa méconnaissance de l'univers tout entier.
Pas question de rester assis dans son salon, à écouter en boucle tout la musique qu'il aimait, à écouter les histoires de ses arrières petits enfants, qu'il peinait parfois à suivre parce qu'ils parlaient trop vite, que son cerveau n'était hélas plus aussi agile qu'avant et qu'en plus il devenait sourd. Ce matin-là, lorsqu'il s'était réveillé, il sut qu'il entrait dans un dernier tour de piste. La force de la nature qu'il était, résilient au temps, résistant aux coups durs, cette "vieille carne" diraient certains de ses vieux ennemis, s'ils étaient encore vivant, écrivait le dernier jour de sa vie. Il en était intimement persuadé. Mieux, il l'espérait, il le désirait. Et pourtant, en le voyant si bien portant, si galvanisé, au dîner, tout le monde pensa que les quelques jours difficiles traversés n'avaient été qu'une fausse alerte. Que le vieux chêne reprenait un peu du poil de la bête et allait encore offrir une année supplémentaire. Pas Louis-Damien. A son âge, après avoir tant vécu, il savait que le corps mobilisait toute son énergie dans un dernier sursaut face à la mort. Il ne restait vivant que pour s'offrir son apothéose.
Il exposa son programme de la journée, parce qu'à jour exceptionnel, il voulait des choses exceptionnelles. D'abord il commencerait pas rendre visite aux bénévoles de l'association créée par Amandine Smith, pour les encourager et prendre des nouvelles. Il irait probablement serrer quelques mains aux locataires qu'il avait recueillis dans son manoir. Ils partageaient son quotidien depuis tant d'années. Ils lui étaient reconnaissant pour son geste désintéressé et en même impressionnés par sa forte personnalité. Louis-Damien les invitait régulièrement à dîner. Et il faisait toujours tout pour leur confort. Ce jour n'y ferait pas exception. Quelques invités figuraient sur la liste, des personnes qui comptaient dans sa vie, comme Pierre Ladan ou encore Gaspard Salcedo.
16 heures. Ses invités étaient partis, pour le laisser se reposer, car il manifestait des signes de fatigue. Il était temps de s'offrir un dernier cadeau. Il prit son téléphone sur sa table de nuit et composa, non sans difficulté, le numéro de Valentin Ravolo.
- Bonjour Valentin... je suis prêt pour ce dont nous avions parlé. Venez me chercher dans une heure.
Quelques mots, simples, mais qui lui redonnèrent de l'énergie. Il était déjà habillé, alors il se leva de son fauteuil, en s'aidant de sa canne. Ses jambes tremblaient, mais cela s'estompa un peu, tandis qu'il mettait un peu d'ordre dans sa chambre. Il s'assit devant son secrétaire et commença à écrire une courte lettre, qu'il laissa en évidence. Mine de rien, ce qui prendrait quelques minutes à chacun, lui mangea quasiment toute son heure. Valentin débarqua. Il lui adressa un sourire, reconnaissant. Ce qu'il s'apprêtait à faire était courageux et il fallait une volonté d'acier pour ne pas hésiter à agir. De toute évidence, une complicité avait pris le pas sur toute raison.
Aidé par Ravolo, Lacroix monta dans sa voiture. Ils mirent le cap vers le circuit de course. En découvrant sa belle Nissan Skyline bleue, qu'il avait tant bichonné, Louis-Damien laissa couler les larmes. Il se leva et en fit le tour, en touchant la carrosserie de ses mains tremblantes, visiblement ému. Autour d'eux, quelques pilotes qu'il avait sponsorisés. Tous partagèrent cette intense émotion avec lui. Tous furent surpris lorsqu'il retira son oxygène, qu'il ouvrit la portière et qu'il s'installa sur le siège passager, en lançant :
- C'est l'heure du tour de piste Valentin !
Ce dernier eut un sourire et se mit au volant. Les autres parurent médusés, mais ils ne bougèrent guère. Le supercentenaire sortit un CD du vide poche. Elvis. Toujours. Le moteur démarra et Louis-Damien tapa dans ses mains, comme un enfant surexcité. Valentin appuya doucement sur l'accélérateur. Le petit bijou de voiture était nerveux, comme toujours. Il y alla donc avec prudence. Ils firent plusieurs tours de piste, à une vitesse normale, s'offrant quelques légères pointes de vitesse. Le vieil homme éprouvait un peu de difficultés à respirer. Il sentait une pointe au niveau de sa poitrine, alors que son coeur battait plus vite. Malgré cela, il lança à Valentin :
- J'ai fait monter ce bijou à 310 km/h en ligne de droite ! J'ai cru qu'elle allait exploser entre mes mains tellement qu'elle vibrait ! Tu peux quand même mieux faire ! Je ne suis pas venu là pour me promener comme dans un manège !
Cela déclencha un éclat de rire. Valentin accéléra. Enfoncé dans son siège, compressé par cette poussée, Louis-Damien se mit à sourire. Un sourire enfantin, comme du temps de sa jeunesse, un sourire heureux qui illuminait son visage ravagé par les rides. La douleur dans sa poitrine se fit plus présente à mesure que son rythme cardiaque s'accélérait. Cela dura cinq minutes, environ. Alors qu'ils attaquaient un dernier tour et une pointe à 270 km/h, il sentit l'étau dans sa poitrine se resserrer et l'air lui manquer. La chanson "Bridge over troubled water", reprise par Elvis commença.
Voilà... c'était comme une évidence. La dernière mélodie qu'il entendrait. Valentin sembla s'inquiéter un peu de son état mais Louis-Damien lui demanda d'accélérer une dernière fois. Calé contre son siège, il esquissa un sourire, le dernier en prononçant :
- Merci... Valentin... Ce que... la vie a été... belle ! J'arrive, Hélène...
Dernières paroles. Il ne dit rien de la douleur qui lui transperçait le cœur. Il ferma les yeux. Les battements irréguliers et douloureux de son palpitant ralentirent avant de se taire définitivement. Dernier râle, qui alerta Valentin. Puis il ne respira plus. Dernières convulsions incontrôlées. Son cerveau cherchait en vain à vivre encore un peu, par pur réflexe. Mais désormais, peu lui importait tout le tumulte qui en découla. Il n'avait plus conscience de la totalité des choses. Son esprit, privé d'oxygène, partit dans les limbes. Hélène, sa belle Hélène... Dernière vision de son visage si souriant et de ce regard de braise qui l'avait tant séduit. Là où il finirait, il la retrouverait, ça il en était certain. Le blanc qui l'entourait s’obscurcit doucement. Tout devint plus brumeux encore. Il sentit qu'on le secouait, qu'on le déplaçait peut-être ? Dernier toucher. Quels gris magnifiques. Alors c'était ça mourir ? C'était juste sublime... tant de teintes ! Dernière vision. Peu à peu, tout ce qui le rattachait au monde extérieur s'effaça. Hélène... Ce fut sa dernière pensée. Enfin, tout devint noir. Dernier soir. Fin d'une longue, belle et heureuse vie.
Nombre de mots : 1979
Aurore Lacroix-Valmont, Directrice de la Bibliothèque Nationale.
Depuis le décès de l'ancien Président de la République, des centaines de personnes venaient près du manoir pour déposer des fleurs, allumer des bougies, mettre des photos de Louis-Damien, des mots de condoléances ou encore des objets en hommage à l'ancien pilote qu'il avait été. Les sans-abris, que Louis-Damien avait recueilli dans son manoir et avec lesquels il partageait son quotidien depuis maintenant des années, s'occupaient de mettre de l'ordre, en rangeant la cour intérieure de sorte que le passage ne soit pas gêné mais que chacun puisse se recueillir devant la photo de Louis.
Dans la foule, la peine était au rendez-vous. Le voisinage, la métropole avait vécu au rythme des facéties du doyen, à celui de ses hospitalisations, de la venue de son notaire, de celles des ambulances. Si ses apparitions s'étaient faites de plus en plus rares, ces derniers mois, ce n'était pas par mépris mais plutôt par pudeur. Louis-Damien détestait l'idée même de se montrer diminué, de ne plus pouvoir faire ce qu'il voulait, comme il le voulait. Aux quelques journalistes qui leur demandaient pourquoi ils étaient ici, les gens répondaient principalement qu'il faisait partie de leur vie.
Un jeune couple, en pleurs confia : "Nous avons perdu notre troisième grand-père. Il était parfois grincheux, grinçant mais si gentil, si accessible... si soucieux des gens. Nous l'avions croisé au marché, une fois, il nous avait dit bonjour et m'avait demandé de l'aide pour choisir une pastèque un peu trop lourde pour lui. C'est terrible... on a beau s'y attendre, il était un monument...". A l'intérieur du manoir, la famille, quant à elle, gérait son deuil dans la discrétion. Les deux enfants de Louis-Damien, octogénaires, avaient pris un sacré coup. Karl, quant à lui, avait perdu pieds et n'était que l'ombre de lui-même. Parmi toutes ces âmes accablées, Aurore servait de roc.
Louis-Damien, de son vivant, lui avait expliqué son testament, ses dernières volontés. Elle prenait soin des siens, et tâchait de gérer tout ce qu'il fallait. Eric, son mari, se montrait très présent et à l'écoute. Il lui était d'une grande aide. Quelques jours plus tôt, le manoir résonnait des rires, des cris de joie et de la chaleur de leur fête de famille. Aujourd'hui, le piano restait silencieux, tout était froid, presque sinistre. Et pourtant, un simple regard sur la photo de mariage de Louis-Damien et d'Hélène suffisait à susciter un pincement au coeur, un petit sourire.
Dans quelques jours, l'hommage national serait rendu. La dépouille de Louis-Damien entrerait au Panthéon de Frôce. Elle leur serait en quelque sorte arrachée pour devenir un symbole national. C'était difficile à admettre mais s'y opposer aurait été une hérésie. Bien que sa retraite ait longtemps duré, la place de leur aïeul n'était pas dans un simple cimetière.
Nombre de mots : 537
Aurore Lacroix-Valmont, Directrice de la Bibliothèque Nationale.